Apres la conférence organisée par le Club Diallo Telli sur le thème: “Quelle(s) identite(s) pour les classes moyennes africaines ?”, nous avons eu l’occasion de nous entretenir avec le directeur de recherche Comi M. Toulabor. Nous avons tenter de préciser et d’éclaircir cette notion de “classes moyennes africaines” appliqué au cas du Togo.
Bonjour, présentez-vous pour nos lecteurs ?
Comi M. Toulabor, directeur de recherche au LAM (Les Afriques dans le monde), une unité mixte de recherche du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), pratiquement le seul laboratoire en France qui a pour objet l’analyse du politique en Afrique et dans les régions du monde ayant une population d’extraction africaine comme les Antilles, le Maghreb ou les Amériques. J’ai soutenu ma thèse de doctorat à Sciences Po Paris, ai été rédacteur en chef de la revue Politique africaine. J’ai travaillé sur plusieurs thèmes de recherche avant de m’orienter vers la thématique « classes moyennes en Afrique » avec mon collègue Dominique Darbon et un groupe de doctorants au LAM.
Pourquoi parler d’identité de la classe moyenne ? L’élite togolaise ou la précarité togolaise ont-elles une identité ?
Mon interrogation est de savoir si les individus supposés appartenir à ladite classe se reconnaissent ou s’identifient comme tels dans les informations collectées par questionnaires au courant de l’été 2012 à Lomé. D’autant que cette notion de classe moyenne qui est déjà très élastique en Occident l’est plus encore en ce qui concerne les pays africains. Il s’agit de voir si les corps habillés qui composent mon échantillon établi (60 éléments enquêtés de tous grades) s’identifient ou se reconnaissent comme classe moyenne. Il ressort que leur appartenance à cette classe est très aléatoire. Des individus partageant un mode de vie similaire et ayant pratiquement la même solde vont s’estimer classe moyenne ou non. Ainsi en est-il d’un corps habillé touchant 50 $ US mensuels qui s’identifie classe moyenne alors que son collègue à 500 ne s’y reconnaît pas. L’enquête a vocation à se poursuivre pour essayer de déterminer ce qu’ils mettent sous cette appellation de classe moyenne.
Vous demandez par ailleurs si l’élite togolaise et la précarité ont une identité. Si ma compréhension de la question est exacte, il faut dire en toute logique qu’on peut difficilement associer l’élite togolaise à la précarité. Dirigeante, cette élite politique ne peut pas conduire des politiques qui nuiraient à ses intérêts objectifs les plus élémentaires. Cette élite politique, au regard de la nature néopatrimoniale des Etats africains, par convergence d’intérêts matériels et par chevauchement des cercles des pouvoirs, détient aussi les rênes du pouvoir économique. La précarité est profondément et structurellement antinomique avec l’élite dirigeante.
Quels sont les attributs propres à la classe moyenne togolaise ? Par exemple comment pourrait-on l’identifier ?
Il convient de mettre au pluriel cette notion de classe moyenne, car elle est plurielle et très diverse en termes de revenus et de style de vie. Pour reprendre les termes de la Banque africaine de développement, on peut identifier grosso modo des classes moyennes supérieures, des classes moyennes inférieures et des classes moyennes flottantes en fonction des revenus. Ici les statistiques sont peu fiables et difficilement accessibles en raison même de la non traçabilité des statistiques économiques et sociales en général. Disons quand même que ces classes moyennes sont en grande partie des individus qui sont sortis de la précarité (ils peuvent par exemple faire deux ou trois repas par jour) mais dont la situation est telle qu’ils peuvent retomber à tout moment dans la précarité à la faveur des conjonctures économiques ou de décisions politiques.
Dans les années 1980, de petits employés dans les administrations publiques et parapubliques, pouvant être catalogués dans cette catégorie, ont du jour au lendemain perdu brutalement leur emploi, à l’instar de ce qui se passe en ce moment en Grèce, au Portugal ou en Espagne. Les populations togolaises ainsi que celles d’autres pays du Sud avaient expérimenté quelque trente ans plutôt avant ces pays la faux douloureuse de la dyade Banque mondiale et FMI. Bref, jouissant d’une petite prospérité, ces individus aspirent fondamentalement à un bien-être matériel et à une meilleure éducation pour leurs enfants. C’est cette projection optimiste dans l’avenir, sachant que rien n’est définitivement gagné, qui fait la différence entre ceux qui sont supposés appartenir à la classe moyenne d’avec les autres catégories sociales notamment les précaires.
Au Togo, quelles sont les principales mutations engendrées par l’émergence d’une classe moyenne ?
Mettons à l’écart la doxa internationale qui veut imposer, par une sorte de discours performatif, l’idée qu’il existerait des classes moyennes partout en Afrique. Une fois cette œillère enlevée, il me semble difficile en réalité de parler d’émergence d’une classe moyenne au Togo à l’instar du Ghana voisin par exemple. Depuis les années 1980, les Plans d’ajustement structurel et une démocratisation chaotique interminable dix ans plus tard ont combiné leurs effets dévastateurs avec la dévaluation du franc CFA en 1994 pour littéralement laminer une classe moyenne en gestation dans les années 1970. L’ascenseur social est tombé en panne, et seule une infime minorité d’individus, bien situés dans les rouages de l’Etat et de l’économie arrive à sortir son épingle du jeu.
Précisons que des pans entiers de l’économie utile et rentable qui permet à son homme de vivre et de faire des projets d’avenir sont entre les mains de monopoles individuels ou étatiques octroyés par l’Etat. Le système politico-économique au Togo comme ailleurs fonctionne exactement comme un système mafieux, et on peut lire à cet égard le récent ouvrage du journaliste suisse Gilles Labarthe, Le Togo, de l’esclavage au libéralisme mafieux (Marseille, Ed. Agone, 2013, 256 p.). Les principales mutations sociales induites par les politiques publiques depuis une trentaine d’années ont eu pour conséquence un laminage massif de la classe moyenne et une précarisation généralisée qui sont les signes visibles du paysage social qui ressemble de beaucoup à un paysage post-tsunami.
Avez-vous quelques chiffres à nous communiquer afin de mieux comprendre le phénomène ?
Bien qu’il faille se méfier des chiffres et des statistiques officiels, je prendrai le cas du SMIG (Salaire minimum interprofessionnel garanti). En effet pendant de nombreuses décennies, le SMIG a été de 26,71 $ US (13 757 FCFA) avant d’être porté en décembre 2011 à 54,37 $ US (28 000 FCFA) puis en janvier 2012 à 67,98 $ US (35 000 FCFA). Ce SMIG, net de charge, est purement symbolique et n’a jamais été effectif ni dans la fonction publique ni dans le secteur privé.
Dans une étude (cf. <http://www.cooperationtogo.net/afpatogo/le-togo-un-pays-de-reve?lang=hy>), Espoir Kissode note dans le secteur informel le salaire des domestiques et des employés de magasin ne dépasse guère 19,42 dollars, tandis que dans la fonction publique « 9% des fonctionnaires touchent un salaire mensuel compris entre 10 000 et 30 000 FCFA [soit entre 19,42 et 58,28 $ US] et 36% gagnent un revenu compris entre 30 000 et 50 000 FCFA [entre 58,28 et 97,13 $ US]. Globalement 45% des salariés de la fonction publique ont moins de 50 000 FCFA par mois ».A côté des fonctionnaires proprement dit, minoritaires, coexistent des catégories comme le personnel non titularisé que sont les agents contractuels, temporaires ou vacataires, etc., les plus nombreux, avec des statuts peu enviables, l’emploi d’abord et le salaire ensuite étant considérés comme des luxes inaccessibles.
La réalité sociale est plus révoltante encore quand on sait que « plus de 61,7% des Togolais vivent en dessous du seuil de la pauvreté et qu’en milieu rural ce taux est de 79,7% » selon les termes du Document de Programme de Pays pour le Togo (2008-2012) produit en septembre 2007 par le PNUD avec le contreseing du gouvernement togolais !
Pourrait-on déjà dire qu’il existe une culture propre à cette classe moyenne ?
Au regard de mon échantillon de corps habillés, c’est la culture d’une individuation consumériste qui frappe, pendant qu’est totalement infirmée l’affinité élective qu’on établit souvent entre classe moyenne et démocratie. Les corps habillés constituent le mur porteur du pouvoir et je comprends que la réponse « ne se prononce pas » soit la plus servie aux questions de nature politique, réponse interprétable de diverses manières. Mais j’attendais de leur part leur propre parole personnelle, distincte du discours institutionnel de leur hiérarchie et distincte aussi de trois holismes que sont l’appartenance ethnique, l’esprit de corps et la fraternité d’arme. En revanche ils affirment haut et fort qu’ils s’inscrivent dans la doxa consumériste mondiale que l’expertise internationale a malheureusement érigée en outil de repérage de l’émergence de la classe moyenne.
Qu’est-ce que le gouvernement togolais doit faire pour s’adapter à cette nouvelle donne ?
Une démocrature aussi autiste que celle du Togo n’a justement aucun intérêt ni à s’adapter à cette supposée classe moyenne ni à la promouvoir. La classe moyenne, parce qu’elle est éduquée et surtout cherche à avoir un volant financier autonome afin de choisir librement sa voie en politique ou ailleurs, ne peut être perçue que comme une catégorie de nuisance et dangereuse pour le régime en place depuis 1967. Comme toute dictature, la démocrature togolaise s’alimente de la pauvreté morale, intellectuelle et matérielle ambiante qu’elle entretient sinon crée.
Le gouvernement togolais s’inscrit dans la même démarche que la Banque mondiale dont la devise est d’éradiquer la pauvreté mais dont la politique d’action consiste à faire tout le contraire. Lui prescrire ce qu’il doit faire en faveur de la supposée classe moyenne revient à lui demander de changer de nature en opérant sa transition démocratique inscrite sur l’agenda politique depuis 1990. Autant dire, sauf miracle changeant l’eau en vin, que la mission s’avère impossible dans la conjoncture géopolitique mondiale actuelle où l’heure n’est plus à la démocratisation mais à la lutte contre le terrorisme au nom de la Realpolitik internationale dominante.
Pour les jeunes de la diaspora, quels sont les impacts de voir une classe moyenne émergée dans leur pays d’origine ?
Ces jeunes de la diaspora ne sont pas homogènes, et on peut en toute logique imaginer des positionnements allant d’un extrême à l’autre, premier point. Second point, c’est que la notion même de classe moyenne est peu usitée au Togo et dans la diaspora ; elle ne fait pas vraiment débat sauf quand elle est évoquée de façon lapidaire au détour d’articles de journaux, sur des sites, voire même dans des travaux scientifiques. Il n’y a pas de tradition d’usage de cette notion comme dans les pays anglophones où la « middle class » fait partie du paysage discursif et parfois documentée.
Cela étant dit, les jeunes de la diaspora, pour la plupart professionnellement et socialement déclassés dans les pays d’accueil pour x raisons, sont ceux-là mêmes qui entretiennent par des transferts d’argent, parfois à leurs propres dépens, des parents et des familles restés au pays. Beaucoup de familles vivent et survivent grâce à ces transferts qui leur garantissent un pouvoir d’achat, faisant de la diaspora la sixième région administrative du pays la plus riche. Selon les estimations du Conseil mondial de la diaspora togolaise ces transferts ont atteint 337 millions $ US en 2011 avant d’abaisser en 2012 à 330 millions, la crise en Occident étant passée par là (cf. <http://togosite.com/?q=node/2507>).
Le principe de vases communicants fonctionne aussi au niveau politique, la diaspora apportant sa contribution financière à l’opposition dans la lutte pour la démocratisation, notamment au moment des élections. Les actions de cette diaspora (mobilisations diverses, création et entretien de sites et de blogs, alimentation du débat politique, etc.) qu’il ne faut ni surestimer ni sous-estimer, sont complémentaires de celles des acteurs locaux. Vivant dans des démocraties, la diaspora togolaise joue le rôle politique qui par convention est supposé être celui de la classe moyenne, encore qu’elle oublie de revendiquer de le droit de vote pour elle-même.
Quelles sont les tendances à surveiller suite à cette évolution de la société togolaise ?
Si je suis cohérent avec moi-même, je dirai qu’il n’y a pas de tendances à surveiller. Je me corrige en disant plus exactement que les tendances à examiner de près sont d’ordre régressif, malheureusement, et ce d’autant que la société togolaise est bloquée dans on évolution depuis à la fin des années 1960, avançant à reculons si j’ose dire. Cette tendance est confirmée par la position dégradée actuelle des fameuses Nana Benz1 dont les lieux d’activité, les marchés, ont été détruits en janvier 2013 par de mystérieux incendies comme par hasard.
La deuxième tendance à mettre sous surveillance est jusqu’où peut aller l’approfondissement du caractère mafieux du régime. Car le règne du capitalisme sauvage et financier, qui a fait de l’absence d’éthique et de morale son terreau, a trouvé un terrain fertile idéal au Togo pour prospérer de façon soutenable.
La troisième tendance à mettre sous contrôle est ce qui se passera lorsque les coups de boutoir démocratiques auront enfin fait plier le régime. Un jour ou l’autre se lèvera ce moment inéluctable, mais comment maîtriser l’énergie qui se dégagera de l’immense cocotte-minute trop longtemps comprimée sans soupape de sécurité ?
Enfin quatrième et dernière tendance est l’attitude de Paris, trop françafricain en dépit des changements d’hôtes à l’Elysée qui font et défont encore les rois nègres de son pré carré toujours vivant comme Godot, ce personnage de Samuel Beckett. Ces tendances ont créé un environnement malsain ne permettant pas de voir éclore une classe moyenne digne de ce nom.
Nous remercions le directeur de recherche Comi M. Toulabor, directeur de recherche au sein du centre “Les Afriques dans le Monde” rattaché au CNRS et Sciences Po Bordeaux de nous avoir accordé cet entretien grâce au Club Diallo Telli.
1 Lire Comi Toulabor, « Les Nana Benz de Lomé. Mutations d’une bourgeoisie compradore, entre heur et décadence », Afrique contemporaine, n° 244, décembre 2012