La Sapologie : Entre vestige du colonialisme et opposition politique

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145 millions, c’est le nombre de vues engendrées par le clip « Sapé comme jamais » de Maître Gims sur YouTube, au moment où j’amorce cet article. On peut donc dire que Maître Gims aura contribué à faire entrer le mot « Sapé » dans le vocabulaire de millions de français. Mais que veut dire « Sapé »? Si l’on a encore besoin de l’expliquer aujourd’hui.

Quand j’étais encore un enfant et que je vivais à Douala, ma ville natale, il suffisait de bien s’habiller pour la messe du dimanche, pour une fête d’anniversaire ou autres événements pour que l’on dise de vous que vous êtes « sapé ». Le terme sapé était donc synonyme d’élégance, mais ce n’est que plus tard que j’ai découvert l’origine du mot. Je pensais que c’était juste un énième mot qui faisait partie de notre argot local, sans savoir que c’étaient nos voisins congolais qui en étaient les instigateurs. C’est bien des années plus tard que j’ai découvert que « sapé » venait du sigle S.A.P.E qui veut dire, Société des Ambianceurs et des Personnes Elégantes.

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Il y avait aussi cette expression « Regarde le avec son pantalon Djo Balard », qui signifiait que l’on avait mis un pantalon sauté, un pantalon un peu court qui laissait apparaître nos chevilles ou nos chaussettes. Oui, les hipsters de nos jours mettent des pantalons « Djo Balard ». On utilisait cette expression « Djo Balard », sans même savoir que Djo Balard, était une personne, bien vivante. Ce n’est que des années plus tard, par hasard, que je suis tombé sur une émission de téléréalité diffusée sur TF1 « 4 mariages pour une lune de miel » que j’ai découvert qui était Djo Balard. En effet, ce jour-là, un certain Djo Balard, roi des sapeurs, allait se marier. Et j’étais là « Haaann donc c’est lui Djo Balard? » avec toute la nostalgie de mon enfance qui remontait à la surface.

Aujourd’hui, des hommes qui s’habillent bien, il en existe dans tous les pays. Mais quand on parle de SAPE, l’on a l’image du Congolais qui va avec. D’ailleurs, cet amour pour les beaux costumes est à l’origine de nombreuses boutades envers les Congolais. Nombreux sont les humoristes africains, à avoir intégré dans un de leurs sketchs, une phrase de ce genre « Quand tu vois un Congolais dans la rue, tu peux avoir peur de lui. Il est tellement bien habillé que tu peux croire que c’est l’ambassadeur du Congo en France, et que la mallette qu’il tient à la main, c’est une valise diplomatique avec des papiers Top secret. Alors que, si tu vas chez lui, tu regardes dans son frigo, son frigo sera viiiidddde ».

De ce fait, les sapeurs congolais ont gagné cette réputation de personnes qui préfèrent investir des fortunes pour s’habiller, plutôt que de se nourrir, de vivre décemment ou dans de meilleures conditions. Avant la mise en avant de la culture de la Sape de ces dernières années, un sapeur était vu comme quelqu’un qui vit pour le paraître et qui n’avait pas spécialement le sens des priorités. Une personne élégante, une personne qui met l’ambiance, met une personne qui a du mal à payer les factures de son foyer. Une image plutôt péjorative.

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Via Youtube

Mais quelles sont les raisons qui poussent un sapeur à investir autant dans des vêtements, qui peuvent sembler au-dessus de ses moyens, et donc ne reflétant pas son cadre de vie? Et si pour cela on devait remonter jusqu’à l’époque du colonialisme pour avoir des éléments de réponse? Aussi loin, vraiment? Oui, je le pense vraiment.

Même s’il est dit que l’idéologie de la Sape, la Sapologie, est originaire du Congo Brazzaville, pour bien comprendre cette culture, on peut aussi utiliser le contexte du Congo Kinshasa ou du Congo Belge à l’époque. Pour cela, je vais m’aider du livre « Congo : UNE HISTOIRE » écrit par le journaliste et écrivain belge David Van ReyBrouck.

26 février 1885, fin de la conférence de Berlin. Les pays colonialistes se sont réunis pour édicter les règles officielles de la colonisation. Les Européens ont découvert qu’ils pouvaient faire plus qu’avoir des comptoirs sur les côtes africaines. La découverte de nouvelles richesses pousse les colonialistes à entrer dans les terres pour profiter de ces nouvelles sources de revenus. Depuis 1876 déjà, Léopold II roi de Belgique, lorgne déjà sur une partie du territoire congolais. Pour accaparer le territoire, il invoque les raisons suivantes : abolir la traite des noirs faite par les Arabes et une mission civilisatrice sur le continent africain. La conférence de Berlin finira par lui octroyer une partie du territoire de l’ancien Empire Kongo. Dès lors, le nouvel État indépendant du Congo devient une propriété du roi Leopold II. Oui, vous avez bien lu, pas une colonie belge, mais une propriété personnelle du roi Leopold II, tout comme un fermier est propriétaire de son champ. Voici donc comment, des millions de Congolais, des hommes, femmes et enfants, deviennent la propriété d’un seul homme. Sans oublier toute la faune et la flore locale, ainsi que les richesses souterraines. État indépendant du Congo, quel nom ironique.

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Via Wikipedia

Intéressons-nous à la partie « mission civilisatrice ». Les colonialistes, considérant que l’état de l’Homme noir était proche de l’état sauvage, de l’état animal, ils estimaient qu’il était de leur devoir de les civiliser. Mais les sociétés africaines étaient organisées bien avant l’arrivée des colons sur leur territoire. Les peuples africains avaient leurs coutumes et leurs cultures, de ce fait, ils faisaient partie d’une civilisation et étaient donc civilisés. De ce fait, la mission civilisatrice des colons n’en était pas une, et l’on devrait plutôt parler d’une mission d’acculturation. Mission d’acculturation puisque le regard que le colon porte sur les cultures africaines est un regard d’être supérieur sur un être inférieur, de dominant, sur un dominé. Et pour désormais être considéré comme un Homme, s’il veut quitter son statut d’être dominé, d’être inférieur, l’Homme noir devra désormais épouser la culture du colon, celui de l’être supérieur. Au point d’avoir en horreur, tout ce qui jusqu’alors constituait sa culture, sa civilisation, la considérant comme quelque chose de primitif, tout comme le colon le faisait.

Sous le régime du Congo Belge, les personnes qui faisaient pleinement le choix d’épouser la culture, les mœurs et les coutumes du colon, avaient même un statut officiel, le statut « d’évolué » avec un numéro d’immatriculation qui lui était remis, comme après le passage du permis de conduire. Et dans les mêmes conditions, l’évolué devait passer un examen. Un inspecteur passait chez lui vérifier s’il était bien monogame, qu’il mangeait avec des couverts, qu’il lisait le journal, qu’il ne pratiquait pas de culte indigène en désaccord avec le christianisme. Bien évidemment, il devait parler un français irréprochable et s’habiller de telle manière à l’éloigner le plus possible de la tenue de l’indigène, ce qui nous ramène à la Sape.

« Chez lui, un évolué avait une lampe Coleman et un tourne-disque sur lequel il écoutait du Édith Piaf, pas de musique qui donnait lieu à des danses obscènes ». Une femme ne pouvait pas être une évoluée, c’était l’apanage des hommes. Elle pouvait à la rigueur être la partenaire d’un évolué. Aujourd’hui encore, on le remarque avec la SAPE, même s’il y a de plus en plus de femmes présentes dans le milieu, l’univers reste encore quasiment masculin. Quand on réalise des reportages sur la sapologie, on ne voit que des hommes se pavaner, très rares sont les reportages qui intègrent les femmes.

« Toi, tu es vraiment comme une négresse, dis-moi! Les blancs ne se comportent pas comme cela ». Témoignage du fils d’un évolué répétant les mots que son père disait à sa mère, que l’on peut retrouver dans le livre « Congo : UNE HISTOIRE » de David Van Reybrouck.

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Via africavivre

Les évolués n’étaient pas très nombreux, ils représentaient l’élite de la population « nègre congolaise ». Six mille en 1946, douze mille en 1954. Ce n’est pas pour autant que les Européens les considéraient comme des égaux. Le colon estimait que le plus intelligent des hommes noirs avait tout au plus un niveau intellectuel équivalant à celui d’un enfant blanc. Même s’il n’y avait pas de loi promulguant officiellement un Apartheid ou ségrégation raciale, officieusement, il n’y avait pas de mélange.

Quand un noir entrait dans un bar pour Européens, les conversations s’arrêtaient. Les compartiments dans les trains et les bateaux étaient séparés par en fonction de la couleur de la peau. Quand un noir sautait dans une piscine, les blancs en sortaient. Les châtiments corporels étaient infligés à tous les Africains, évolués ou pas.

Mais bien évidemment, cela avait des avantages d’être un évolué, quelques-uns pouvaient espérer aller en Belgique faire des études supérieures. D’autres pouvaient espérer devenir journalistes pour la Voix du Congolais, une revue pour les évolués contrôlée par les autorités. Ils pouvaient aussi espérer avoir des emplois mieux rémunérés et avoir un meilleur cadre de vie que la plupart des Congolais.

Avec les évolués, les colons pensaient avoir formé une génération de Congolais dociles. Mais, beaucoup d’évolués, étant désormais éduqués, côtoyant un peu plus les Européens, se rendent compte de la folie qu’est la colonisation. L’homme blanc n’est qu’un homme comme les autres et il est désormais tant de réclamer l’égalité et l’indépendance. D’ailleurs, le plus grand militant pour, l’indépendance congolaise, n’est d’autres qu’un évolué, Patrice Lumumba. Ce qui explique mieux son style impeccable, sa diction parfaite et son vocabulaire riche.

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Via Wikipedia

Après l’indépendance, le statut d’évolué disparaît, mais les anciens évolués prennent le pouvoir. Ce qui crée des guerres idéologiques, entre ceux qui veulent toujours continuer de collaborer avec l’ancien colon et ceux qui, militent pour un retour à l’authenticité et aux valeurs africaines, comme un peu partout sur le continent après les guerres d’indépendance.

24 novembre 1965, Mobutu Sese Seko, devient président de la République. Dans une quête d’authenticité, il rebaptise le pays ZAÏRE. Par ailleurs, pour une quête d’authenticité, le nom Zaïre ne semble pas adéquat, puisqu’il viendrait du mot Nzere signifiant « fleuve » et que le mot Zaïre soit une déformation des explorateurs portugais au XVIe siècle qui ont rebaptisé le fleuve Congo, Zaïre sur leurs cartes, en entendant les populations locales dire Nzere.

Dans sa quête d’authenticité et de « Zaïrianisation » ou plus simplement « Zaïrisation », Mobutu veut supprimer tout ce qui rappelle l’Occident ou l’ancien colon. On doit désormais adopter des noms africains et abandonner des prénoms chrétiens et le port de l’abacost est désormais promulgué. Abacost pour « À bas le
costume », on invite donc les Congolais à abandonner le costume-cravate propre aux évolués pour une tenue qui rappelle le col Mao avec des imprimés sur un tissu wax.

Une tenue d’inspiration chinoise avec un tissu provenant des usines Vlisco aux Pays-Bas, là encore drôle de retour à l’authenticité. Même si au début, la plupart des Congolais adhèrent au mouvement, le peuple finit par se lasser, sachant que le règne de Mobutu aura duré plus de 31 ans. De plus sur la fin, les Congolais avaient le sentiment que la « Zaïrianisation » s’était transformée en « Mobutisme ».

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Via Wikipedia

Pour faire front de manière pacifique à Mobutu, les jeunes crient leur révolte en chanson et décident d’abandonner l’Abacost, pour retourner au costume cravate comme les évolués, en guise d’opposition. Le jeune Papa Wemba à l’époque deviendra ainsi l’un des leaders du mouvement de la SAPE à Kinshasa. Ceux qui portent l’Abacost sont désormais vus comme des partisans de Mobutu, la nouvelle génération préfère désormais acheter des tissus colorés et se fait faire des costumes chez les meilleurs tailleurs de la ville, et n’hésitent pas à extrapoler, en affirmant que ce sont des vêtements de grandes marques importés d’Europe, de la Belgique à l’Italie, en passant par les boutiques des grands couturiers situés, sur la place Vendôme à Paris.

Depuis, nous savons ce qu’est devenue la Sapologie et la Société des Ambianceurs et des Personnes Elégantes. Mais ce brin d’histoire permet de comprendre plus en profondeur le phénomène, pourquoi ce courant ne perd pas en intensité, mais bien au contraire. C’est un moyen pour beaucoup de montrer qu’ils existent, qu’ils sont éduqués, qu’ils ont du savoir-vivre, qu’ils peuvent prétendre à autre chose dans la société, même s’ils ont de petits moyens. Cela peut paraître ridicule, des personnes avec des petits revenus, surtout au Congo, mettre une grosse partie de leurs revenus dans des vêtements, mais c’est sans doute le seul moyen qu’ils ont trouvé pour exister et il semblerait que cela marche pour eux. Mais derrière le divertissement, il y a une histoire véridique, une histoire plus forte et intéressante qu’il n’y paraît, une histoire permet de mieux comprendre le concept que ce l’on nous montre en surface.

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Via Wikipedia

Cet article a été rédigé par Mas Aymard Kina 

Bio de Mas : Étudiant du Mba Esg stratégie et communication digitale, Passionné par les merveilles du web et Futur Expert en stratégie digitale. Slogan 2.0 : Mon réseau se veut comme le web, sans frontières

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