Le mythe de la page blanche par André-Yanne Parent

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Le mythe de la page blanche par André-Yanne Parent

Dans « Le laboratoire de la torture », Naomi Klein traite de la volonté de manipuler l’esprit humain pour tout y effacer et recommencer à zéro. Elle lie le traitement des patients ayant des troubles mentaux du docteur Ewen Cameron dans les années 50, à l’origine des méthodes de tortures, à celui infligé à l’État irakien actuellement. Selon l’auteur, leur traitement relève de la même logique de destruction pour « mieux » reconstruire.

Cette recette requiert des ingrédients bien spécifiques. D’abord, il doit y avoir un individu ou un État qui est jugé « anormal » ou posant problème par une instance qui est plus puissante que lui. Par exemple, le docteur Cameron évalue que son patient est névrosé et doit subir un traitement particulier. À plus large échelle, les États-Unis qui estiment que l’État irakien ne correspond pas aux critères et aux normes occidentales et devrait s’y conformer semblent s’inscrire dans une même structure de pensée. La troublante originalité de la théorie de Cameron tient à ce qu’il considère que la guérison d’un esprit névrosé passe par la destruction des structures mentales de l’individu. Pour ce faire, tous les moyens sont bons : électrochocs, isolement prolongé, perte des repères, mélange de substances hallucinogènes et de médicaments expérimentaux, passage en boucle d’enregistrement délivrant des messages « positifs », immobilité, etc. Il s’agit de provoquer des chocs simultanés et de les multiplier jusqu’à ce qu’ils aient été « efficaces », c’est-à-dire qu’ils aient fait régresser l’esprit de l’adulte névrosé à celui d’un nouveau-né. Alors, l’individu serait comme neuf, vierge de toute pathologie et pourrait être reconstruit. Dans le cas de l’Irak, si le pays peut être détruit de part en part, bombardé, anéanti, c’est pour son « bien » afin qu’il puisse être reconstruit selon les normes occidentales, qu’il s’insère dans l’économie libérale et adopte un système politique approuvé par les pays occidentaux. En d’autres termes, que l’Irak devienne l’élève modèle des États-Unis. C’est le mythe de la page blanche.

En effet, le « remède » de Cameron ressemble presque à une solution magique tant sa simplicité est dérangeante. Or, l’esprit humain n’est pas comme une machine que l’on peut éteindre, reconfigurer et redémarrer à nouveau. Il n’y a malheureusement jamais de possibilité réelle de retour à zéro ! Loin de donner une deuxième chance à des individus qui avaient été « ratés », Cameron ne crée que des individus encore plus meurtris, blessés, traumatisés et ses traitements « chocs » ne font qu’entraîner de nouvelles névroses. Il va sans dire que ce qui était déjà impossible à l’échelle individuelle devient pathétique à l’échelle sociétale : comment annihiler les esprits d’une population entière et reconstruire à nouveau avec ces mêmes individus ? Si la phase de destruction peut être relativement réussie, la reconstruction relève d’un processus bien plus complexe que le docteur Cameron ne semble pas avoir maîtrisé : « Comme Cameron, les docteurs chocs de l’Irak savent détruire, mais ils semblent incapables de reconstruire » 1.

L’enjeu du pouvoir par le contrôle sur le corps ou par le contrôle sur l’espace territorial semble ici capital. Le corps physique ou l’espace territorial deviennent des médias par lesquels on peut accéder au pouvoir sur l’individu ou sur un État : le contrôle du corps et de l’espace comme source de pouvoir sur l’esprit ou l’État. Il y a cependant quelques blocages qui semblent altérer les rouages si séduisants de ce système. Il semble ici qu’on ait oublié la capacité de résistance de l’individu et sa volonté ultime de se réapproprier ses droits et son pouvoir sur son corps. Que ce soit comme Gail Kastner qui développe des moyens personnalisés de combler les vides laissés par sa mémoire défaillante ou comme cette patiente qui maintint un lien avec la réalité en développant son ouïe au point d’entendre « “le bourdonnement à peine audible” d’un avion qui survolait l’hôpital chaque matin vers neuf heures »2, l’individu tente de résister. Dans une certaine mesure, les « suicide bombers » décrits par Talal Asad3 expriment cette forme de résistance au contrôle de l’autre sur soi. En utilisant leur corps comme arme, ils affirment leur pouvoir ultime de vie ou de mort sur leur propre corps et empêchent l’autre d’accéder à ce pouvoir. Cela m’apparaît comme une des voies extrêmes de résistance, de réappropriation de son propre corps et d’expression de son pouvoir sur soi.

Il me semble qu’un parallèle peut être dressé avec le traitement des immigrants ou plutôt des « immigrés » dans le cas de la France. L’« immigré » est souvent conçu comme n’ayant pas de passé avant son arrivée en France ni de bagage culturel ou d’histoire personnelle. Il aurait tout commencé à zéro en arrivant en France et doit ainsi se conformer voir même s’assimiler aux normes et aux codes sociaux français. L’immigration n’est pas pensée comme un processus, elle est réduite à l’arrivée dans le pays d’accueil. La phase d’émigration, pourtant capitale, est ainsi passée aux oubliettes comme si le passé de l’immigrant s’était volatilisé à son arrivée. Il va sans dire que le « choc » lié à l’immigration est moindre par rapport à ceux décrits par Naomi Klein, mais cela nous amène quand même à nous interroger sur la violence implicite qui l’accompagne et à notre responsabilité dans celle-ci.


Cet article a été rédigé par André-Yanne Parent.

Bio de André-Yanne : Anthropologue, consultante en recherche et coordonnatrice du Comité Ad Hoc du Réseau pour la stratégie urbaine de la communauté autochtone du Grand Montréal.

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