Avec une telle affiche, on pensait vraiment qu’on se materait un porno culinaire agrémenté pendant deux heures de punchlines philosophiques nippo-épicuriennes. Purée, la gifle qu’on s’est prise…
Parce que révéler ne serait-ce qu’une once de l’intrigue, serait vraiment un coup de pute de notre part, on évitera d’en dire trop et on ne se basera que sur des sensations et des tableaux (très japonais ce papier en fin de compte).
Dans le huis-clos d’une lilliputienne échoppe de Dorayakis (sorte de pâtisserie traditionnelle japonaise infâme (pas de fatwa, merci)), deux personnages atypiques et opposés s’activent pour préparer la pâte de haricots rouges, pilier fondateur de cette recette. Gros-plan fixe sur les haricots qui mijotent dans leur marmite, on voit l’écume se former bulle par bulle, silence quasi-religieux avant qu’il ne soit interrompu par les remarques critiques de Tokue qui sermonne gentiment la gaucherie de Sentaro, son patron de commis. Ces deux êtres meurtris dans leur chair et leur âme se croisent et communiquent sans mots ni regards, ils parlent avec le cœur à l’ouvrage à la réalisation de la panacée à leurs douleurs secrètes. Dans l’exiguïté de cette cahute, on se croirait aux prémices de l’été, le vent doux fait frémir le feuillage, les écoliers rigolent au loin et les rares vrombissements de voiture ne nous empêchent pas de nous imaginer une sieste sur un banc de la cité tokyoïte.
Avec des mouvements de caméra lents et décomposés, la composition est orientée sur les gestes plutôt que sur les protagonistes, et bien que les plans soient très rapprochés, ils ne se montrent jamais intrusifs. Le traitement de Naomi Kawase est pudique et quasi-organique, saupoudré de spiritualité et de réflexion sur son monde environnant, et si convaincant qu’il en devient même plausible de se prendre de curiosité à regarder murmurer aux feuilles de cerisiers.
En parallèle, le travail sur la photographie particulièrement léché d’esthétisme magnifie des personnages par le moyen de jeux de lumière sur les contours, comme si de ces mines et corps usés jaillissait une aura de somptuosité humaine ne s’offrant qu’aux initiés (Notamment dans la seconde partie du film où chaque plan relève de l’onirisme absolu).
Dans la salle à manger, c’est un petit bout de femme qui narre son existence par bribes ponctuées de mea culpa, elle scande sa gratitude au Monsieur en décomposition qui se trouve en face, le verbe est tendre et sincère, on y ressent un mélange de grande souffrance et d’apaisement. Rien n’est explicité, mais l’éclat dans les yeux de la dame suffisent à nous faire comprendre que ça n’a jamais été facile pour elle. Et pourtant, elle est sise dans l’humble demeure de son existence clamant sincèrement qu’il ne faut surtout pas être triste pour elle, que la vie mérite que l’on s’y consacre… C’en est trop pour l‘homme au visage marqué par les affres de la vie, sa carapace d’indolence craquelle de toute part, et il ne peut plus refouler ses larmes devant tant de beauté et de sagesse. Le spectateur est dans le même état. Il pleure comme un enfant.
Pas de violons tristes, juste les paroles de Tokue qui se multiplient à l’infini dans les cœurs….
Comment peut-on rester résolument positif malgré l’infaillible mépris d’une société ? Peu importe, on se rappellera juste de la douceur sucrée de cette œuvre poignante : un film en perpétuel état de grâce… Non, pas un film mais une putain de leçon de vie.
Les délices de Tokyo
par Naomi Kawase
Sorti le 27 janvier 2016
Credit photo IMDB