Un Père Blanc missionnaire au Congo nous parle de l’Afrique. Une méditation sur l’engagement par un grand comédien du théâtre flamand.
MISSION est une pièce ecrite par De David Van Reybrouck. Le continent africain – et plus particulièrement le Congo – qu’il connaît bien pour l’avoir sillonné de nombreuses fois, est présent dans toute son oeuvre, depuis son premier livre, Le Fléau (Actes Sud, 2001), qui a pour cadre l’Afrique du Sud post-apartheid. Sa première pièce, L’Âme des termites (écrite en 2004 et qui a déjà reçu deux prix néerlandais), raconte l’histoire d’un entomologiste ruminant les événements des années passées au Katanga, juste après l’indépendance. Mission (écrit en 2007), inspiré d’entretiens avec de vieux missionnaires du Congo de l’Est, est le monologue d’un homme qui a assisté à tous les massacres des guerres récentes et qui, un soir, fait le point sur sa vie, son engagement, ses découragements.
Voici son entrevue le théatre flamand KVS :
Ivo Kuyl : Souvent à « gagner des âmes ». Ils voient dans les missions passées et présentes un avant-poste de l’impérialisme occidental, aujourd’hui encore, à l’heure où la plupart des pays européens ont perdu leurs anciennes colonies.
« Depuis les quinze dernières années, nous avons pris l’habitude de remettre en question toutes sortes d’implication et d’engagement – d’amour du prochain dans le cas des missionnaires – et de supposer qu’il y a toujours un autre plan, un agenda caché. C’est une espèce de méfiance systématique à l’égard des convictions, certainement de nobles convictions. L’amour du prochain devient alors un prétexte pour imposer des valeurs occidentales, catholiques ou pour coloniser les esprits et les corps ou même compenser en quelque sorte une vie sexuelle frustrée. Avec comme grand désavantage qu’on jette le bébé avec l’eau du bain. Bien sûr, il est crucial de rester critique, mais nous devons aussi nous garder d’ériger cette critique en finalité. La plupart des missionnaires avec lesquels j’ai parlé ont complètement intégré cette critique postcoloniale. Ce serait donc parfaitement erroné de juger l’oeuvre des missionnaires en l’an 2007 sur la base d’une documentation qui concerne le mode des missions entre 1900 et 1950.
Ivo Kuyl : c’est exactement ce qui se passe constamment, donc la plupart des critiques sont anachroniques…
Et faciles. J’ai écouté ces gens et j’ai été impressionné par leur quête et aussi par leur sérénité, malgré le fait qu’ils sont confrontés, dans une très large mesure, à la souffrance et au chagrin. Les missionnaires avec qui j’ai parlé ont une humilité et une patience à laquelle nous pouvons à peine prétendre avec notre mode de pensée axé sur le résultat. Certains missionnaires disaient : nous n’y sommes pas encore, mais peut être y serons-nous dans cinq cents ans. Avoir une foi qui permet de concevoir un délai de cinq cents ans doit procurer un calme énorme en cas de revers. Quand les dix-quinze dernières années de votre vie semblent sans valeur, il n’y a pas vraiment de raison de désespérer. Dans quels lieux as-tu été et quelles personnes as-tu rencontrées ? J’ai parlé avec une quinzaine de personnes de divers ordres catholiques : des Jésuites, des Pères Blancs, des Pères de Scheut, des Oblats, des Capucins, des Franciscains, des Salésiens, etc. Partout au Congo : à Kinshasa, Kikwit, Bukavu, Goma, Kalima, Kamina, Lubumbashi et Likasi. Mais les entretiens cruciaux pour moi se sont passés dans l’est – ce n’est pas un hasard – à Bukavu et à Goma, le territoire entre le Nord-Kivu et le Sud-Kivu, qui a souffert le plus pendant la toute dernière guerre et qui baigne toujours dans une atmosphère de guerre. Pour moi, ce contexte était crucial : je ne voulais pas obtenir le monologue d’un missionnaire qui vit ici dans une maison de repos, mais de quelqu’un sur place qui a vécu la guerre et se débat avec la souffrance de cette guerre. Toutefois, ce n’est ni cette guerre ni le contexte historique du Congo pendant les 15 dernières années qui m’intéressent avant tout. Mais cela m’aide pour mener ma réflexion sur l’engagement du missionnaire. Comment peut-on encore réfléchir sur son Dieu quand on a vu quelqu’un passer avec un seau rempli d’yeux d’êtres humains ; comment peut-on encore croire en la bonté de l’être humain, quand on a été soimême plusieurs fois plaqué au sol de son poste de mission et qu’on a crié: « Mais tirez donc ! »
Ivo Kuyl : « Engagement » est donc un mot-clé pour toi.
Avec cette pièce, je veux sonder les conditions qui permettent l’engagement aujourd’hui. Pas seulement religieux, mais aussi artistique. Et pour moi, le missionnaire est une sorte d’aune : quelqu’un qui a choisi de vivre selon ses convictions et qui est parfois prêt à assumer les conséquences écrasantes de ce choix.
Ivo Kuyl : Es-tu d’avis que l’artiste d’aujourd’hui doit retourner à la littérature engagée ou à l’art engagé comme on l’a connu dans les années 60 et 70 ?
Je ne pense pas que l’art doive nécessairement être le véhicule d’une prise de position idéologique. Cette attitude conduit trop souvent à un art trop superficiel, de l’art qui veut faire passer un message qui peut être transmis en dehors de cette expression artistique. L’art a la force de dire ce qui ne peut se formuler d’aucune autre manière. Il faut toujours garder cette ambition formelle. C’est pour cela, je pense, que dans une pièce de théâtre par exemple, on peut aller beaucoup plus loin et être beaucoup plus nuancé qu’une certaine prise de position sociale. Je suis toujours impliqué. C’est la manière qui diffère.
Ivo Kuyl : Que font les missionnaires que tu as rencontrés ?
Ils sont souvent actifs dans des écoles, ou aumôniers dans les prisons, il y a ceux qui occupent les postes de brousse – les fameux « broussards » – … Très souvent aussi, ils travaillent dans le secteur paramédical. Ce qui frappe, c’est la créativité incroyable dont ils font preuve : ils apprennent à faire eux-mêmes des prothèses, et à bricoler des chaises roulantes. Et ils se démènent inlassablement pour trouver des fonds, notamment pour construire une clinique pour les yeux. Être missionnaire, en fait, c’est improviser pendant 90% du temps. Ils arrivent quelque part un mardi soir et le mercredi matin, ils donnent les premiers cours au petit séminaire de Bongolo, par exemple. L’un d’eux m’a raconté qu’il devait enseigner toutes les matières – français, économie, histoire, théologie,… – mais pas le néerlandais, parce qu’il venait de la Flandre occidentale et qu’il avait un accent. Mais il pouvait donner le cours de grec. Un autre missionnaire m’a dit : « Il y a trois choses à ne jamais oublier : votre moustiquaire, votre coffret de messe et une pince pour arracher les dents. »
Ivo Kuyl : Tu m’as dit que les évêques congolais ont écrit une lettre dans laquelle on lit que le déclin moral est le plus grave problème dans leur pays. Partages-tu cette conception ?
Je suis d’accord avec les évêques, cette crise congolaise a en effet commencé comme une crise économique, politique et comme une crise de la démocratie. Mais à l’heure actuelle, c’est aussi une véritable crise morale. Le déclin du pays s’est incrusté dans les fibres de quasi tous les Congolais. L’idée qu’il existerait encore partout en Afrique un sentiment de collectivité évident, une solidarité évidente,est fausse. Le Congo n’est pas un pays boitant à la traîne dans l’ordre mondial néolibéral, c’est l’exemple le plus extrême de la façon dont le néolibéralisme brise un pays, avec très souvent pour conséquence affligeante un égoïsme poussé et une pulsion individualiste extrême. Les associations se multiplient, tout le monde veut être directeur. Dans l’armée, il y a plus d’officiers que de simples soldats. Il y a très peu de sens civique. Au Congo, on ne vit plus ensemble, on survit collectivement.
Nouveau théâtre de Montreuil Centre dramatique national
Petite Salle Maria Casarès 63 Rue Victor Hugo 93100 Montreuil
M° Mairie de Montreuil ligne 9 (sortie Place Jean-Jaurès)
Réservation : 01 48 70 48 90 www.nouveau-theatre-montreuil.com
Tarifs : de 9 € à 20 €
Représentations du 20 au 30 novembre : Lundi, mercredi, vendredi, samedi à 20h30,
mardi et jeudi à 19h30. Relâche : dimanche.