Les aigles du Mali se cachent pour mourir par Imakhou Hem Herou
Nous voilà donc repartis pour un tour de grand huit. Spectateurs de notre propre histoire, nous allons allègrement commenter la prétendue actualité en nous s’abreuvant de prétendues informations dont nous ignorons la source et les motivations.
Plus que jamais installée dans notre zone de confort, une majorité d’entre nous ne se sentira évidemment pas concernée. Pendant que brûle le feu chez le voisin, n’entendons-nous pas dire : « ça n’arrivera pas chez nous, notre pays est un exemple de démocratie », « notre pays est différent des autres pays africains », « notre pays est fier de participer au concert des nations », « il y a tellement d’ethnie chez nous qu’il ne peut y avoir de guerres », « chez eux, une partie de la population se sentait exclue, la guerre était inévitable », etc., etc.
Cela durera jusqu’à ce qu’éclatent les bombes de la paix et de la démocratie, jusqu’à ce que sifflent les balles de soi-disant rebelles qui, selon les besoins, sont présentés par leurs employeurs comme descombattants de la liberté ou de méchants barbus djihadistes. Le feu à au moins ceci de démocratique qu’il ne fait aucune discrimination; une fois la case du voisin consumée, sans se faire prier, il s’occupera de la nôtre.
Depuis la fin de l’unité du Continent avec la destruction du verrou de sécurité que constituait Ta Meri (Égypte antique), l’Afrique vit au rythme des guerres d’agression dont certaines variantes sont aujourd’hui les guerres de maintien de la paix ou même les guerres humanitaires. Ceux qui n’ont cesse d’agresser, le Continent depuis le perse Cambyse jusqu’à la coalition euraméricaine d’aujourd’hui, en passant par les cartels esclavagistes colonialistes dès les années 1400, ont des recettes vieilles de 1000 ans. Ces recettes sont, le moment venu, tirées de manuels pratiques élaborés et optimisés au fil du temps afin de perpétuer le projet global de domination et de confiscation des richesses du monde. C’est le cas par exemple du manuel « Le Traité du Parfait Négociant » publié en 1713 par le Français Jacques Savary et traitant du commerce à l’apogée de l’holocauste africain. Un autre Français, M. de Bruë, chevalier de Saint-Sépulcre, directeur général de la Compagnie du Sénégal de 1697 à 1720, écrit sur ce qui est encore la politique euraméricaine aujourd’hui. Il est question dans ses écrits de la destruction en Afrique des métiers de transformation des matières premières et des p rofits à réaliser si on suscitait chez l’Africain un vif intérêt pour les produits manufacturés importés. Il dit : « Il n’est pas de l’intérêt de la compagnie de les rendre si exacts et si habiles, de crainte qu’ils n’en apprissent à la fin suffisamment pour se passer d’elle [la Compagnie du Sénégal] et de ses marchandises […] Elle doit au contraire introduire chez ces peuples l’usage des choses qu’ils ne connaissent pas encore, afin que s’y accoutumant, ils s’en fassent à la fin une nécessité si absolue qu’ils ne s’en puissent plus passer et qu’ils fassent passer à la compagnie tout le fruit de leur travail, de leur négoce, de leur industrie. » (Père Jean-Baptiste Labat, Relation de l’Afrique Occidentale, 1728).
À l’aube des années 1900, l’holocauste africain, qui consistait à kidnapper les Africains et à les déporter vers « l’univers concentrationnaire des Amériques » (L’expression est de Amelia Plumelle-Uribe, La Férocité blanche, 2001), va changer de forme, mais pas d’objectifs. La raison est simple, les nations européennes vont perdre le contrôle des Amériques. Les blancs des Amériques, devenus de riches propriétaires, décident de s’affranchir de l’Europe et redéfinissent en leur faveur le commerce du coton, du tabac, du sucre, etc. D’où l’indépendance entre autres des États-Unis d’Amérique et du Brésil. Mais les raisons majeures de ce changement sont la révolution et l’indépendance d’Haïti et les multiples révoltes africaines dans toutes les îles qui compromettent les profits. La déportation n’étant plus rentable, le projet va changer de nature. L’élite mercantiliste européenne n’étant plus les seuls maîtres du jeu esclavagiste, ne pouvant plus fixer les prix à leur guise; comprennent que maintenir le projet sans y apporter de changements ne fera que d’un côté, les conduire vers une faillite économique certaine, et de l’autre, produire d’autres Haïti. Il sera donc question de ne plus déporter les Africains, mais de perpétuer le projet en les réduisant en esclavage non plus aux Amériques, mais sur le Continent : c’est la conférence de Berlin et le début de la colonisation.
Les nations européennes vont donc comme par magie devenir des abolitionnistes au grand cœur et iront même jusqu’à abolir la mise en esclavage des Africains et « sanctionner » tous les armateurs de navires qui pratiqueraient encore ce « commerce » devenu inhumain du jour au lendemain, qui pourtant, on le sait, dura 4 siècles et fit leur fortune.
Les soi-disant abolitions ainsi que la fin officieuse des camps de concentration et des travaux forcés dans les Amériques auront aussi eu pour avantage de désamorcer les révoltes. Les luttes pour la liberté des Africains aux Amériques seront ainsi inachevées. Comme plus tard pendant les luttes de décolonisation sur le Continent, la communauté internationale, forte de son expérience en la matière, sait déjà qu’après les années de répression et de terrorisme, vient inévitablement le moment « de défaire le nœud avant qu’il ne brise ». Les indépendances dans la plupart des territoires seront octroyées. Les luttes d’indépendance des Africains sur le Continent seront ainsi inachevées.
Mais alors, lorsque les nations européennes perdent les Amériques, l’économiste français Paul Leroy-Beaulieu (De la Colonisation chez les Peuples Modernes, mai 1882) aura de bien belle manière illustré ce qui est encore aujourd’hui la politique de la France et par extension celle de la communauté internationale. Nous sommes deux ans avant la Conférence de Berlin qui se tiendra de novembre 1884 à janvier 1885. On peut lire :
«…Chaque jour qui s’écoule nous convainc de plus en plus de l’importance de la colonisation en général, de son importance surtout pour la France […] nous employons tous les moyens pour rappeler à la France qu’elle a été une grande puissance coloniale, qu’elle peut et doit le redevenir […]
Nos colonies ont été la rançon de nos échecs continentaux nous les avons abandonnées avec une insouciance de prodigue […] La Louisiane vendue pour quelques millions; Saint-Domingue, la perle des Antilles, nous échappant pour retomber dans une demi-barbarie; notre immense empire des Indes se réduisant à cinq comptoirs, ce sont de ces catastrophes que la plupart de nos historiens mentionnent à peine ; il semble que pour eux ce soient des faits secondaires et de médiocre portée. […]
Nous devons travailler à la fondation d’un grand empire africain et d’un moindre asiatique. C’est la seule grande entreprise que la destinée nous permette. […]
Si nous ne colonisons pas, dans deux ou trois siècles nous tomberons au-dessous des Espagnols eux-mêmes et des Portugais […]
La colonisation est pour la France une question de vie ou de mort; ou la France deviendra une grande puissance africaine, ou elle ne sera dans un siècle ou deux qu’une puissance européenne secondaire; elle comptera dans le monde, à peu près comme la Grèce ou la Roumanie compte en Europe.».
En commentaire de texte, on peut conclure que la communauté internationale n’a pas d’autres alternatives que de conquérir. Son projet civilisationnel, celui-là qui accable les Africains depuis bientôt 2000 ans est né dans la guerre, le génocide et le pillage. Il a été maintenu par la guerre, le génocide et le pillage, et aujourd’hui, tente de prolonger son existence par la guerre, le génocide et le pillage. L’objectif est le même depuis Cambyse de Perse, Alexandre de Macédoine ou Charles de Gaulle de France : assurer par tous les moyens la survie de leurs peuples. Ils font ceux qu’ils ont à faire en suivant le chemin tracé par leurs ancêtres. Crier à l’injustice ou se lamenter en longueur de journée n’y changera rien. C’est une question de vie ou de mort. Le mode d’ordre est : conquérir, piller ou mourir. C’est bien ce qu’a compris Zbigniew Brzezinski lorsqu’il publie son livre (Le grand échiquier : La primauté américaine et ses impératifs géostratégiques, 1998).
L’élite africaine suit-elle comme les autres le chemin tracé par ses ancêtres ? Ne s’endort-elle pas la nuit venue au son des berceuses sur les droits de l’homme, les lois internationales, le développement durable, la lutte contre la corruption, la lutte contre le terrorisme, contre la faim dans le monde, etc. ? Nous le savons, ce discours mielleux est la bonne conscience qui accompagne toute entreprise de pillage. Hier c’était l’islamisation et la christianisation des païens Africains : on a eu l’esclavage. Après c’était l’apport de la civilisation aux nègres qui ne sont pas encore entrés dans l’histoire : on a eu la colonisation. Ensuite se fut la démocratie : on a eu droit au libre échange, aux privatisations, et la cerise sur le manioc, on a été admis au club très sélect de pays pauvres très endettés (ppte). Aujourd’hui enfin, comme au Mali, c’est « la lutte contre le terrorisme ».
La communauté internationale, reniant son ténébreux passé d’esclavagiste et colonialiste, aura donc par amour pour la liberté et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, éviter la propagation du djihad et l’instauration de la charia au Mali. C’est en substance ce que rapportent les médias en pointant du doigt Ansar Dine qui serait une branche d’Al-Qaeda. Mais comme d’habitude, les mêmes médias nous les présentent à la manière des célèbres brigands au cinéma qui, au détour d’une montagne, surgissent de nulle part pour dépouiller les pauvres voyageurs, sans qu’on ne sache qui est leur chef, qui sont-ils, d’où viennent-ils, qui les financent, d’où viennent les armes, quel est leur projet véritable au-delà de la propagande médiatique. Peu importe en réalité, il suffit de comprendre que les méthodes changent, mais pas les objectifs.
Personne n’aimerait sans doute être à la place des dirigeants africains. Quelle est leur marge de manœuvre si un tant soit peu, sans même contrarier les intérêts de la communauté internationale, ils décidaient par quelques mesures sociales et économiques d’alléger le fardeau des populations ? Sur le Mali, bon nombre d’Africains jetteraient une des premières pierres à Thomas Yayi Boni, président du Bénin et de l’Union Africaine. Devant des journalistes, le président s’est dit être « aux anges » suite à l’intervention militaire de la communauté internationale au Mali, et il « voudrait absolument, au nom du continent, exprimer notre gratitude à la République française, à son président, à son gouvernement, à tout le peuple français, qui ont su apprécier…la gravité de la situation qui prévaut aujourd’hui au Mali et dans la zone ouest-africaine ». Dans son élan, il rajoutera que « si l’OTAN est allée en Afghanistan pour combattre le terrorisme, en Libye pour protéger les populations, pourquoi l’OTAN n’est-elle pas allée au nord du Mali pour protéger les populations maliennes? ». Le décor est planté : lutte contre le terrorisme et protection des populations.
Qu’en est-il de l’autre élite africaine, celle qui partage les idéaux et les actions de Modibo Keita, Ruben Um Nyobè, Marcus Garvey, Nkwame Nkrumah, Walter Rodney, Sékou Touré, Julius Nyerere, Samora Machel, Patrice Lumumba, de Steve Bantu Biko ou encore Thomas Sankara. Se cache-t-elle pour mourir ? Face aux stratégies sans cesse renouvelées de l’agresseur, qui donc pourrait quantifier le profond désarroi et le sentiment d’impuissance qui rongent cette élite? Si l’illustre Cheikh Anta Diop demandait déjà en 1948 : Quand pourra-t-on parler de Renaissance Africaine ?. Peut-on dire qu’il n’y aura pas de Renaissance tant et aussi longtemps qu’il n’y aura pas de réponse africaine adéquate et qu’un sentiment général de puissance habitera les cœurs. « L’armée française ne gagne qu’en Afrique » quelqu’un l’a dit, mais le fait est qu’elle gagne, et c’est tout en son honneur. Les prières n’y changeront rien. Si la raison du plus fort n’est jamais la meilleure, elle s’impose néanmoins quand tremble la terre sous le poids des blindés.
S’il y a des problèmes, il y a forcément des solutions. Celles-ci ne sont pas toutes faites, bien emballées et livrées à domicile. Comme le dit si bien Frantz Fanon, chaque génération fait face à ses défis, à elle d’accomplir sa mission ou la trahir. Les luttes pour l’indépendance dans toute l’Afrique avec leurs lots de victoires et d’échecs eurent le mérite d’être portées par des hommes et des femmes de valeur qui par une pratique sociale et intellectuelle se sont donné la peine de façonner l’imaginaire politique et les systèmes de représentation.
Comme Ruben Um Nyobé, dans le territoire appelé Cameroun, « par son engagement tenta à son époque de modifier l’ordre colonial, et la vision de l’homme, de la production de la vie et de la culture qui le sous-tendait […] L’originalité d’Um Nyobè fut d’articuler intellectuellement la question de la distribution de la compétence politique au sein de la société de son temps […] Toute sa réflexion est l’expression du refus des Africains de se laisser déposséder des instruments de production du politique à l’époque […] Sa pratique sociale et intellectuelle contribua à modifier considérablement les structures mêmes de l’imaginaire politique et des systèmes de représentation en vigueur à l’époque. Um Nyobè fournit à ses contemporains un nouveau cadre de référence en proposant de ”refaire la société” et en réussissant à l’imposer, comme paradigme central dans la réflexion, l’énoncé de l’indépendance. » (Achille Mbembe, Écrits sous Maquis, 1989). Le mot d’ordre autour duquel allait s’articuler le discours était lancé : Indépendance !
Pour Nkwame Nkrumah c’était « l’Afrique doit s’unir », pour Modibo Keita « Unité et Fédéralisme », pour Steve Biko : « la conscience noire », pour Thomas Sankara : « anti-impérialisme et autodétermination », pour Cheikh Anta Diop : « la fondation d’un nouveau corps de pensée ayant pour socle la civilisation africaine de l’Égypte antique » ou encore « l’unité culturelle de l’Afrique noire ». Il y eu bien d’autres.
Il ne s’agit pas de faire ce qui a déjà été fait, ni de proposer ce qui a déjà été proposé; il s’agit de saisir cet héritage, d’en faire la synthèse, et, à la lumière des circonstances actuelles et à venir, redéfinir une pensée nouvelle. C’est à cet égard que le livre La Pensée Africaine (2012) de Mbog Bassong s’avère être un premier pas dans cette direction.
Dans la continuité de l’histoire et des aspirations profondes des nations africaines, chaque époque demande une nouvelle lecture pour un renouvellement du discours et des actions. À quelques exceptions près, « l’élite positive » africaine joue depuis une vingtaine d’années à un jeu perdu d’avance. Quoi de plus normal puisque les règles du jeu sont fixées par un seul camp.
Le terrain de jeu favori de la communauté internationale est sans aucun doute celui de la violence et du terrorisme. Convaincus de leur supériorité en la matière, c’est dans une jouissance draculienne qu’elle violera à répétition les peuples incapables d’opposer la moindre résistance. Le Mali vient d’en faire les frais. Pour les Africains, si les solutions à venir sont en première instance étroitement liées à leurs capacités d’abstraction face au discours dominant; cela va sans dire qu’il est impératif de construire son discours en dehors des multiples terrains de jeu de l’autodéclarée communauté internationale dont certains sont : la démocratie électoraliste, l’alternance politique, le développement, la bonne gouvernance, le libre échange, les Nations Unies, les ONG, l’aide humanitaire, la Banque mondiale, le FMI, le transfert de technologies, la coopération nord-sud et autres concepts creux.
Pour finir, les remerciements vont aux médias de la communauté internationale qui dans un élan de solidarité, se donne la peine de nous tenir informés. Au commencement, nous disaient-ils, c’était « la rébellion Touareg », ensuite « l’invasion islamiste » de Ansar dine, qui s’est transformée en « la crise malienne », et maintenant c’est « la guerre du Mali ». Ceux qui adhèrent à l’analyse de Michel Collon (Libye, Otan, Médiamensonges, 2011) disant que toute guerre d’invasion est précédée d’une guerre médiatique seront accusés d’être des adeptes de la théorie du complot.
Les Aigles peuvent se cacher pour aiguiser leurs griffes, celui qui comprend et se libère du poids séculaire de l’aliénation culturelle, religieuse, économique et politique est dans la bonne direction, et, comme disait mon Père, c’est en marchant qu’on trouve son chemin.
Cet article a été rédigé par Imakhou Hem Herou Le Grand Maquis
Imakhou Hem Herou :Vaut mieux être le premier à se tromper que le dernier à comprendre.