Dans le théâtre de la vie, il y a les bons et les méchants. Ce découpage manichéen ne date pas d’hier et a fortement imprégné notre vision du monde et de ce qui s’y produit.
Aussi, chaque catégorie sociale va se voir attribuer un qualificatif mélioratif ou péjoratif, évidemment exclusif l’un de l’autre. L’humanitaire n’échappe pas à ce phénomène et est très rapidement devenu le pendant positif de la violence sous différentes formes (guerres, famines, violations des droits de l’homme, crises économiques, entre autres).
Difficile alors de concevoir que si les intentions humanistes de solidarité et de charité qui peuvent être attribuées à l’humanitaire sont louables, leurs mises en application sous la forme de l’« intervention » restent assez douteuses. Comment admettre que ce qui devait prévenir la violence peut en fait en être également un vecteur?
C’est néanmoins ce que soutient M. Pandolfi dans Laboratory of intervention[1] et dans « Moral entrepreneurs » souveraineté mouvantes et barbelés[2]. L’auteure démontre que c’est l’état d’« urgence » qui pousse à l’ « intervention humanitaire ». Ce type d’intervention, d’abord conçue comme apolitique, a pris des formes de plus en plus politiques en étant envisagé comme un devoir ou même un droit, en cas d’urgence. Alors, des schémas standards d’intervention, créés par des avocats ou des politiques internationaux, sont appliqués, dupliqués dans un engrenage finement rôdé et totalement indépendant des contextes et dynamiques locales. En d’autres termes, que l’on soit en Iraq, en Afghanistan, en Éthiopie ou au Kosovo, l’intervention humanitaire sera la même.
Ces interventions répondent ainsi autant à la pression de l’état d’urgence qu’aux critères du marché économique : elles sont « efficaces », « performantes ». En quelques jours, les associations humanitaires réussissent à prendre en charge les rôles et les décisions qui incombaient jusqu’alors aux ambassades et aux gouvernements locaux, elles deviennent une forme de souveraineté temporaire. Elles s’appuient sur des élites locales choisies arbitrairement et supposées représenter le peuple. Les résultats apparaissent donc très vite, faisant que l’urgence est tempérée et contrôlée tout aussi rapidement. Or, une fois l’état d’urgence levé, il n’y a plus de raisons « valables » d’intervenir. Les différents organismes humanitaires peuvent ainsi plier bagages et se rendent tout aussi rapidement à l’autre bout de la planète, là où la situation a été qualifiée d’urgente.
En cela, M.Pandolfi qualifie les organismes humanitaires qui opèrent ce type d’interventionnisme de « souverainetés mouvantes ». Ces souverainetés mouvantes posent de réels problèmes sur le long terme puisqu’elles empêchent l’affirmation des souverainetés nationales et donnent un rayonnement ainsi qu’une légitimité internationale à des élites locales qui n’ont jamais été élues démocratiquement. Elles vont ainsi à l’encontre du système qu’elles essaient elles-mêmes d’imposer au niveau local! De plus, ces territoires qui étaient encore bouillonnants d’activités, de « main d’oeuvres » et surtout de financement quelques semaines auparavant se retrouvent en quelque sorte « abandonnés » par ceux-là mêmes qui l’avaient « secouru ».
Pour obtenir de l’aide, ils doivent répondre à ce fameux critère de l’urgence, parler le langage des organismes humanitaires, correspondre leur système normatif, mais aussi à leurs attentes. Ainsi, on pourrait dire que ces états de crises dans certaines régions du monde permettent aux associations humanitaires d’exporter des normes, des valeurs et des modèles sociaux occidentaux qui ne tiennent pas compte de l’histoire ni de la culture locale et qui risquent même de mettre en péril les formes sociales qui existaient avant l’intervention.
Ces deux articles tentent de dénoncer ces aspects pervers de l’humanitaire et en cela participent à sa désacralisation. L’aide humanitaire devrait prendre en considération le contexte local, l’histoire individuelle et culturelle de chaque région en crise et proposer à l’aide des organismes locaux, des solutions adaptées à chaque contexte. Mais, est-ce vraiment possible lorsque ces situations de crises se caractérisent le plus souvent par une instabilité politique ?
[1] Pandolfi, M., 2008, « Laboratory of Intervention. The Humanitarian Governance of the Postcommunist Balkan Territories » in DelVecchio Good M.-J., S. T. Hyde, B. Good and S. Pinto (eds.), Postcolonial Disorders, Berkeley, Univeristy of California Press, pp. 157-186.
[2] Pandolfi, M., 2002, « Moral Entrepreneurs, souverainetés mouvantes et barbelé : le bio-politique dans les Balkans post-communistes », Anthropologie et Sociétés, numéro spécial, Pandolfi, M. et M. Abélès (dir.), Politiques jeux d’espaces, 26 (1), pp. 29-50.
Cet article a été rédigé par André-Yanne Parent.
Bio de André-Yanne : Anthropologue, consultante en recherche et coordonnatrice du Comité Ad Hoc du Réseau pour la stratégie urbaine de la communauté autochtone du Grand Montréal.
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